Lamoricière


J'avais pris mes fonctions au Lycée le surlendemain de notre arrivée. Au début mobilisé pour faire passer quelques examens de rattrapage, d'abord un peu inquiet sur mes capacités, j'appréciai vite le fait d'être passé de l'autre côté de la barrière, sans pour autant me croire investi d'une autorité supérieure et me reconnaître le droit de terroriser mes victimes.

Le proviseur Massiera, originaire de Grasse, avait commencé sa carrière à Constantine avant d'être nommé à Oran - Curieuse coïncidence, je devais le retrouver plus tard à Marseille ! - Homme courtois mais à l'abord un peu réfrigérant, sans doute à cause d'un visage émacié où des yeux gris vous vrillaient à votre siège et d'une main atrophiée qu'il essayait de cacher sans qu'on pût la quitter du regard, il m'avait d'abord confié des classes de quatrième et de troisième aux effectifs raisonnables mais au bout d'un mois, il me les retira pour les donner à un 'grammairien" mal à l'aise en second cycle, jugeant le "littéraire" que j'étais, plus à même d'assurer ce service. Et me voilà avec une classe de cinquante élèves - oui vous lisez bien 50, collègues d'aujourd'hui qui estimez qu'il n'y a pas d'enseignement possible au dessus de 35 élèves !. Jeunes loups de seize à dix neuf ans entassés à six sur des bancs de quatre, dompteur sans fouet ni filet au milieu de la cage aux fauves. Pardonnez moi Bensoussan, Bentata, Benayoun, Benakrich, Lopez, Sanchez, Martinez, Ruiz, Chevais, Teillet, Pillon, Borin, si le débutant que j'étais sans formation pédagogique que l'expérience paternelle, à peine plus âgé que ses élèves, a pu vous paraître vache et si j'ai manié les heures de retenue sans retenue. Je crois tout de même avoir réussi à m'imposer au moyen d'autres armes, si je me fie aux échos qui me sont parvenus des collègues, des parents d'élèves et plus tard de mes anciens élèves eux mêmes, reconnaissants d'avoir eu un prof capable de les tenir - car pas de travail possible dans le chahut - mais aussi de les intéresser et de conduire plus de 80 % d'entre eux au bac - il est vrai qu'il ne s'agissait pas de 80 % d'une classe d'âge selon les ambitions de ministres démagogues. Néanmoins ma femme, alors qu'elle m'attendait à la sortie du Lycée a entendu un de mes élèves confier à son camarade: 'Ce Ducasse, si je pouvais le tuer !' Heureusement, comme bien d'autres sans doute, il s'en est tenu a ce cri du coeur et je suis toujours vivant.

La plupart des élèves étaient, on l'a vu par les noms, d'origine juive, espagnole ou française. Au cours de mes huit ans d'Algérie, je n'ai eu qu'un Arabe, un garçon charmant, fils de médecin, seul capable de rédiger, pour le plaisir, un devoir sur Rabelais en vieux Français. Preuve que les Arabes pouvaient fort bien assimiler notre culture - il n'est que de voir aujourd'hui les politiques, avocats et journalistes algériens, trente ans après notre départ, utiliser encore le Français comme langue de communication intellectuelle -. Preuve aussi, hélas ! que seul le primaire prenait en charge l'éducation des petits Arabes, le secondaire étant considéré comme un luxe, coûteux, difficile et inutile par la plupart des Arabes.

Les deux premières années, comme mon service n'atteignait pas les dix huit heures requises d'un certifié, le rectorat m'envoya le compléter au Lycée de filles où je dus m'appuyer deux heures de Français en classe de Philo. Ah ! les petites garces, elles eurent vite fait de flairer ma timidité et de me provoquer par des questions insidieuses ou des coquetteries que je faisais semblant de ne pas remarquer.

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Au cours de cette première année d'enseignement je fus gratifié de trois inspections, la première du Proviseur, la deuxième quelques semaines plus tard du Recteur et la troisième en Février d'un Inspecteur Général. Ce n'est jamais très plaisant de voir la porte s'ouvrir impromptu sur ces visiteurs plus ou moins bien intentionnés et prêts à vous octroyer notes administrative et pédagogique sur une heure de classe, alors que vos élèves, souvent persuadés que c'est eux qu'on inspecte, médusés, restent muets ou sont aussi perturbés que vous. Les professeurs avaient observé depuis longtemps que les inspecteurs opéraient leur tournée en Algérie de préférence durant les mois d'hiver où le climat plus clément qu'en métropole leur permettait tout en faisant leur travail de s'offrir des vacances folkloriques et ensoleillées. L'une des originalités du Lycée Lamoricière c'est qu'en dehors des fêtes légales, il hissait le drapeau tricolore, chaque fois que passait un inspecteur dans ses murs, si bien que du perchoir de ma véranda, je savais si on avait de la visite, sans malheureusement savoir quelles étaient les victimes désignées, historiens, physiciens, anglicistes ou littéraires.

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Si les enseignants ont toujours eu mauvaise presse et suscité pas mal de jalousie pour leur prétendue paresse et leurs nombreuses vacances, sinon pour leurs traitements - J'ai touché 22 400 f pour mon premier mois de salaire, soit sans le tiers colonial dont bénéficiaient les fonctionnaires en Algérie, 15 000 f pour un professeur certifié débutant en métropole ! Mais je ne peux préciser à quoi correspondrait cette somme convertie en francs actuels.) - que dire du régime universitaire algérien ? On y jouissait des mêmes vacances qu'en métropole, auxquelles, bonne fille, la République avait ajouté quelques fêtes juives et arabes : Yom Kipour, Aïn El Kébir, Mouloud, qu'on respectait sans la moindre intolérance. Comme la chaleur devenait vite insupportable, on pliait boutique dès le ler Juillet pour ne rentrer que le ler Octobre. Encore fallait-il déduire, une bonne quinzaine fin juin et début octobre pour les deux sessions du bachot, ce qui réduisait l'année scolaire effective à sept mois. Pourtant le programme y était plutôt mieux respecté qu'en métropole et l'on amenait au bac des élèves nettement supérieurs à ceux que j'ai connus plus tard à Marseille (1) . Il est vrai que beaucoup de pieds-noirs faisaient donner des leçons particulières à leurs fils. Certains collègues, en maths surtout, se faisaient des "couilles en or" avec les petits cours et à force de "tapiriser" auraient fini par coucher au Lycée. Les malheureux qui échouaient à la session de Juin étaient généralement mis en "boite" pour préparer la session d'Octobre, soit à Cusset, près de Vichy qui s'était fait une spécialité de cette clientèle de pied-noir, soit au cours Descartes à Oran même, où sous la direction du marchand de soupe Bénichou, ils retrouvaient souvent leurs profs de Lamoricière. Ce fut le cas de Marc Ferro, aujourd'hui célèbre pour son émission télévisée 'Histoire parallèle' et son livre sur Pétain, alors jeune prof d'histoire en quête de picaillon. Il se délectait à raconter l'histoire de cette mère d'élève, boudinée dans une robe de satin, les doigts couverts de bagues venue voir le directeur. Au secrétaire prêt à la conduire auprès de M. Benichou, elle fit vertement savoir qu'il ne s'agissait pas de la mettre en contact avec un sous-fifre. "Je veux voir Monsieur Desscartesse en personne".

Il fallut beaucoup de diplomatie pour lui faire comprendre, que M. Descartes était mort depuis quelques années et avait cédé sa succession à M. Benichou. /DIV>


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