Les Premières Impressions


Un matin pour me remercier d'avoir pris ses enfants en photo et de m'occuper de Mohamed, Hamou nous accompagna au fameux village nègre qui tenait du marché aux puces et de la place Djema El Fna à Marrakech. Dans un dédale de rues grouillait une population bigarrée où se mêlaient Arabes, Juifs et Européens. Les premiers basanés, noirs ou blancs, coiffés du fez rouge ou du chech enroulé sur lui même, vêtus à l'européenne de la veste et du pantalon ou à l'africaine du saroual et de la djellaba sur lesquels ils passaient parfois une gandoura ou un burnous, marchaient les uns pieds nus, les autres dans des babouches, de vieilles sandales ou de simples espadrilles. Les femmes rappelaient de loin nos religieuses, le visage dissimulé derrière le voile du haïk ou d'une simple serviette éponge, tantôt tout de blanc vêtues, tantôt drapées dans des étoffes de rayonne aux couleurs chatoyantes et contrastées. Que paraissaient ridicules les quelques Européens en short, saharienne et chaussettes hautes, héritage déplacé de l'Afrika Korps! Petits magasins, boutiques, échoppes ou simples particuliers assis par terre proposaient poteries et couvertures aux arabesques rutilantes, plateaux de cuivre ciselé et théières en argent repoussé, mains de fatma et bracelets en or, bidons d'huile et couffins de dattes, têtes de moutons couvertes de mouche et pains de sucre posés à même le sol. Ici tout était en vente libre, il s'agissait seulement de discuter du prix et c'est là qu'Hamou nous était bien utile.

Dans un coin, accroupis se tenaient des devins, une petite boîte de sable devant eux pour que le curieux, moyennant deux douros y imprime ses empreintes. D'autres un livre ouvert dans les mains, d'un air mystérieux lisaient l'avenir dans les astres, certains, vieux et loqueteux, d'autres le visage entouré d'un collier de barbe, l'air docte et splendides. Plus loin, assise, immobile, une petite fille, ses yeux aveugles dirigés vers le sol, attendait, impassible, la générosité des passants lassés de cette interminable légion de mendiants. A quoi pouvait-elle bien penser cette enfant à l'air pensif tout au long de la journée ? On sortait de là les cheveux couverts de la poussière ventilée par cette foule en mouvement, les narines agressées de ce maelström d'odeurs : merguez grillées, épices variées et pisse évaporée, les oreilles assourdies des appels des vendeurs, des discussions des acheteurs, des conversations des passants dans une langue aux aspirations continuelles et aux gutturales appuyées.

Que nous avons regretté d'être sans un sou devant tant de tentations ! Pour mille cinq cents francs de l'époque on pouvait acheter une de ces couverture de laine aux couleurs chaleureuses, pour vingt mille francs un tapis de Ghardaia. Quelques années plus tard nos finances s'étant améliorées on aurait pu se rattraper, mais les prix s'étaient envolés.

En partant de Marseille parents et amis nous avaient si bien mis en garde contre les Arabes, qu'on était tout surpris de se retrouver au milieu d'eux sans le moindre signe d'hostilité, sans l'impression du moindre risque et de rentrer chez nous sans avoir attrapé ni poux, ni puces, ni punaises, le portefeuille intact dans la poche.

Je n'aimais guère non plus la mentalité de certains pieds-noirs qui ne cessaient de dénigrer les Arabes et d'en faire les victimes risibles d'histoires aussi bêtes que les histoires juives ou belges. Gensoli m'entretenait souvent de leurs vices, leur fausseté, leur brutalité. Il se vantait de ne jamais descendre d'un trottoir, quand il croisait un Arabe et de l'obliger à lui céder le pas en le regardant droit dans les yeux. Il se comportait en maître impérieux à l'égard de la famille Hamou, hélait le père ou sifflait le fils par dessus le ravin, quand il avait besoin de leurs services, ce qui ne l'empêchait pas par ailleurs de leur faire des cadeaux, nourriture, vêtements et menue monnaie. Tous jugements et attitudes un peu colonialistes et paternalistes qui me paraissaient ridicules voire odieux.

Mais ceux qui se comportaient de la façon la plus pénible avec les Arabes, c'étaient encore les petites gens du quartier de la Marine et surtout les Espagnols, incapables d'aligner trois mots de Français malgré dix à vingt ans de présence, alors que la plupart des Arabes parlaient notre langue, et qui croyaient se hausser du col en crachant sur le bougnoul..


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